Par Ghislain Deslandes, professeur à ESCP Europe

Entreprendre, comme le font, ou souhaitent le faire de plus en plus de jeunes, serait-ce vraiment la dernière aventure du siècle, tant il est vrai que le risque est grand et le résultat plus que douteux ? Nous savons bien en effet que la majorité des entreprises nouvellement créées disparaissent dans leurs trois premières années. Alors qu’aujourd’hui, « partir en voyage », même dans les endroits les plus reculés de la planète, ne constitue plus la prise de risque qu’elle constituait aux temps de Magellan. Ou plus proche de nous, d’Alexandra Davis-Néel ou de Paul-Emile Victor.

L’aventure, c’est aussi le thème proposé cette année pour les classes préparatoires scientifiques version 2017-2018. Et le livre que je vous présente, tout simplement titré L’Aventure, nous est proposé par Jean-Baptiste Frossard, Professeur au Lycée Faidherbe, auquel s’ajoute la réédition commentée par Arnaud Sorosina du texte L’aventure, l’ennui et le sérieux de Vladimir Jankélévitch.

Arrêtons-nous sur ce philosophe français, décédé en 1985, qui s’exprime en ces termes : « l’homme aventureux représente un véritable style de vie, au lieu que l’aventurier est un professionnel des aventures ; pour ce dernier, l’essentiel n’est pas de courir les aventures, mais de gagner de l’argent ; et s’il savait un moyen de gagner de l’argent sans aventures, il choisirait ce moyen ; il tient bazar d’aventures, et affronte des risques comme l’épicier vend sa moutarde ».

Nous avons là il me semble deux manières bien différentes de concevoir l’aventure et singulièrement l’aventure entrepreneuriale. A demi-mot, ce sont deux types d’entrepreneurs qui sont décrits : d’un côté les mercenaires vagabonds, utilisant toutes les possibilités de la ruse, et de la supercherie si nécessaire, pour atteindre leur but (c’est-à-dire leur intérêt), qui vivent leur action comme un rite et selon les déterminations d’un système. De l’autre, non pas l’entrepreneur aventurier mais aventureux, qui voit dans l’aventure elle-même sa propre finalité, où rien ou si peu n’est déterminé à l’avance, et qui se place volontiers sous le modèle d’une certaine gratuité, d’un goût pour le possible, pour le beau geste et pour le style. L’entrepreneur aventureux est un aristocrate qui consent à l’imprévisibilité du temps. Pour l’aventureux l’activité véritable et authentique est, pour employer un mot savant, « autotélique » : elle porte en elle-même, de manière intrinsèque, sa propre récompense.

Cette deuxième figure inhabituelle de l’aventure entrepreneuriale est intéressante à méditer pour au moins deux raisons. Premièrement, la force d’un entrepreneur, n’est-ce pas d’être capable de soutenir l’incertitude dans une négociation, dans un rachat, dans un nouveau lancement ? Schumpeter faisait remarquer que l’entrepreneur est celui qui sait briser la routine mais qui très vite se trouve contrarié par des systèmes bureaucratiques qui rendent difficile le jaillissement de la nouveauté. L’entrepreneuriat aventureux offre de ce point de vue une alternative car il est d’abord l’art des commencements, ou plutôt des éternels recommencements.

Deuxièmement, cette autre figure de l’aventure entrepreneuriale est celle qui prend au sérieux le caractère imprévu de la création et de l’inventivité organisationnelle. Face à l’adversité, à la défaite, à la surprise, seule une capacité à accepter l’insoupçonné, le non-programmé peut permettre de faire émerger de nouvelles idées, de nouveaux savoir-faire, de nouveaux projets. C’est pourquoi une aventure entrepreneuriale qui porte bien son nom est aussi et avant toute une expérience éthique et esthétique, d’ouverture au monde et d’ouverture à la possibilité d’un « peut-être ».